SADIKOU OUKPEDJO
LES OUBLIÉS
Sadikou Oukpedjo, est l’un des artistes africains les plus marquants de sa génération. Il déploie une œuvre à la croisée de l’histoire, de l’introspection et de la dénonciation. Avec Les Oubliés, il rend hommage à un drame effacé, sinon jamais reconnu, de nos mémoires collectives : l’histoire tragique des esclaves de Tromelin. Mais au-delà de ce fait historique, Sadikou Oukpedjo interroge notre humanité, nos consciences.
Plasticien d’une rare polyvalence, Sadikou Oukpedjo navigue entre peinture, sculpture et dessin avec fluidité. Son approche transcende les formes et les supports pour atteindre une expression brute, universelle et puissante. Sa pratique artistique, presque mystique, explore la frontière entre l’homme et l’animal, le visible et l’invisible.
Avec Les Oubliés, cette recherche prend une résonance particulière. L’artiste convoque le souvenir des esclaves malgaches abandonnés sur l’atoll désolé de Tromelin, mais surtout, il fait d’eux des figures symboliques pour toutes les populations invisibilisées et les âmes laissées pour compte par l’histoire.
En 1761, le navire négrier L’Utile, de la Compagnie Française des Indes, fait naufrage sur un îlot minuscule de l’océan Indien. Les survivants, 130 marins et environ 80 esclaves malgaches, s’organisent pour bâtir une embarcation de fortune ; cruauté extrême : seuls les marins français embarquent, laissant les esclaves sur cet atoll désertique, dépourvu d’eau et de ressources. Pendant quinze ans, l’oubli se fait complice de l’abandon. Ce n’est qu’en 1776 qu’une corvette parvient à sauver huit survivants, sept femmes et un nourrisson, derniers témoins d’un désastre humain, une tragédie de l’inhumanité. Ce récit dépasse l’anecdote historique. Il révèle la mécanique implacable par laquelle des vies sont jugées, pesées et effacées, hier comme aujourd’hui.
Dans un monde où l’indifférence continue de marginaliser les « inutiles », Sadikou Oukpedjo inscrit cette histoire dans une réflexion universelle sur la visibilité, la mémoire et la valeur accordée à l’humain.
Les sculptures saisissantes de l’artiste, incarnent à la fois la force et la fragilité de ces êtres laissés dans l’oubli. Les bois taillés, tourmentés par la main de l’artiste, témoignent de sa virtuosité technique tout en laissant transparaître une émotion brute, presque animale. Ces visages, à la fois anonymes et chargés d’une présence oppressante, semblent défier l’invisibilité à laquelle ils ont été condamnés.
Ses miroirs gravés nous interpellent, chacun nous renvoyant à nos propres images, à nos différences, et à nos responsabilités dans l’acceptation de ces différences. La fuite en avant n’est plus possible.
L’inhumanité que l’artiste dénonce ne se situe pas uniquement dans le passé : elle s’infiltre dans notre présent, dans nos rapports modernes où des populations entières sont encore ignorées, exclues ou exploitées.
Sadikou Oukpedjo ne se contente pas de raconter une histoire. Il pousse celui qui voit, à la vivre, à la ressentir et à s’y confronter. Dans cette exposition, l’art devient un acte de mémoire et un appel à l’éveil. Le bois des sculptures, chargé de symboles ancestraux, et les reflets insidieux des miroirs créent une tension entre ce qui est figé et ce qui est en mouvement, entre le souvenir et l’instant présent.
Avec une maîtrise rare, et en sculpteur des consciences, Sadikou Oukpedjo donne corps à l’oubli et force le dialogue avec notre propre humanité. Il montre que l’art, loin d’être une échappatoire, peut-être une arme pour interroger, réveiller et reconstruire. Les Oubliés est un espace où la beauté brutale des œuvres fait écho à la brutalité des faits, et où la virtuosité artistique rencontre une réflexion universelle.
Illa G. Donwahi